Caractéristiques du trafic illicite des biens culturels
Contrairement au trafic de drogues, d’armes ou de produits chimiques, le commerce transnational illégal de biens culturels concerne un produit qui est généralement considéré comme licite. De plus, ce trafic est souvent considéré comme un délit sans gravité et les forces de l’ordre, les services gouvernementaux et le grand public ne le remarquent qu’à peine en dépit de son ampleur et de son évidente valeur monétaire.
Comme pour les autres biens faisant l’objet d’un trafic, ils sont difficiles à identifier. Les voitures sont repérables à des marques, des modèles et des années de production, etc. Les objets culturels ont été produits dans un passé lointain, parfois en série, mais aussi parfois avec des caractéristiques uniques et identifiables. De plus, nombre d’entre eux, et en premier lieu tous les objets archéologiques encore enfouis, ne sont répertoriés sur aucun inventaire.
Par ailleurs, la valeur des biens augmente avec leur singularité et le temps qui passe. Certains objets disparaissent pendant des dizaines d’années avant d’apparaître sur le marché légal. Ce délai peut compromettre l’enquête menée par la police.
« Portrait d’homme au crâne », volé en 1968 à Sibiu, en Roumanie, et retrouvé en 1996 en Floride, aux États-Unis.
Pour finir, la lutte contre le trafic illicite est souvent bridée par une série de faiblesses juridiques qui limitent la capacité des forces de l’ordre et des procureurs à combattre les pilleurs et trafiquants d’objets culturels :
- Il est rare que les principaux instruments juridiques internationaux soient pleinement mis en œuvre.
- Dans de nombreux pays, le vol, le recel et les fouilles illégales ne sont pas considérés comme des crimes graves.
- Les sanctions pénales sont malheureusement très légères dans beaucoup de pays.
- Les courts délais de prescription compliquent encore la récupération légale d’un objet volé.
- Peu de pays disposent de procédures d’importation spécifiques aux objets culturels.
- Les délais de saisie courts compliquent le travail des douaniers pour identifier les objets faisant l’objet d’une suspicion de trafic illicite.
L’offre et la demande
Comme pour tous les autres types de trafic, il existe un lien très réel entre l’offre et la demande, et cela a des conséquences évidentes sur la valeur de l’objet recélé. Toutefois, le marché ne répond pas toujours à un schéma prévisible. L’offre, la demande et la valeur d’un objet ne sont pas nécessairement liées.
Dans certains cas, le trafic d’un objet n’est pas motivé par la demande (vols impulsifs, occasionnels ou opportunistes, « art-knapping » (c’est-à-dire restitution contre rançon), etc.) et les criminels ignorent parfois totalement la valeur de l’objet qu’ils mettent à jour lors de fouilles ou qu’ils volent.
Dans les autres cas, l’offre est essentiellement déterminée par le nombre de biens similaires produits et la possibilité d’entrer en possession de l’un deux. Toutefois, des variations subites et importantes dans l’offre peuvent se produire dans des circonstances extraordinaires comme des catastrophes naturelles, des troubles civils ou des conflits armés.
D’autre part, la demande peut être déterminée par une grande diversité de facteurs distincts, parmi lesquels : le caractère unique de la pièce ou, au contraire, l’abondance d’objets spécifiques, la popularité de l’artiste, la valeur artistique, culturelle, symbolique, scientifique et historique de l’objet, etc.
Le Pont de Charing Cross à Londres, par Claude Monet, Londres, volé au Kunsthal Museum (Rotterdam) en 2012. Photo : Wikipédia
Typologie du vol
Il peut s’avérer compliqué d’établir une typologie stricte de l’enlèvement illégal d’un objet culturel, mais des études de cas ont permis d’établir trois schémas principaux :
Vols ciblés ou fouilles illicites :
Il s’agit du fait de cibler un objet ou un type d’objet spécifique, parfois pour répondre à une commande spéciale ou à la demande du marché. Dans certains cas, les pilleurs ou voleurs n’ont qu’une idée approximative de la valeur de l’objet. Cela vaut particulièrement dans le cas du vol de tous les manuscrits de rayonnages spécifiques d’une bibliothèque, ou du pillage d’une partie d’un site archéologique.
Les vols ciblés dans des lieux de conservation présentent les mêmes caractéristiques que les vols « classiques » en ce qui concerne le nombre de personnes impliquées, les méthodes, la durée de l’opération, le nombre d’objets volés. Le niveau de sécurité dans le lieu de conservation joue un rôle important dans la survenue de ces crimes. Si la réussite de ces opérations exige souvent l’intervention de criminels confirmés, les vols peuvent également être commis par des criminels moins expérimentés et impliquer des personnes de l’intérieur.
Les fouilles ciblées impliquent un nombre limité de personnes expérimentées utilisant du matériel tel que des détecteurs de métaux. Les pilleurs de tombes et les autres sortes de chasseurs de trésor illustrent parfaitement le pillage ciblé de sites. En dépit de la valeur parfois élevée des objets pillés, les criminels ne sont pas nécessairement poussés par des motivations financières et s’emparent d’objets pour leur valeur historique et symbolique. Des professionnels du patrimoine et de l’art peuvent prendre part à ces opérations, dans l’ombre ou en participant activement à ces fouilles illégales.
Les objets peuvent aussi être pris pour la valeur du matériau dans lequel ils sont réalisés : ivoire, or, etc.
Chasseur de trésor utilisant un détecteur de métaux. Photo : Wikimedia Commons
Vols ou pillages de masse :
Le deuxième type est le vol ou le pillage de masse de biens culturels, avec parfois aucune conscience ni considération quant à leur valeur. Dans le cas de fouilles, cela a des conséquences très néfastes pour la recherche scientifique et historique car le contexte archéologique est parfois entièrement détruit avec la disparition des objets.
Les fouilles ou le pillage de masse des lieux de conservation peuvent impliquer un grand nombre de personnes sans expérience. En toute logique, ils se produisent davantage en temps de crise : affrontements civils, conflits armés ou catastrophes naturelles. Les fouilles illicites des sites archéologiques syriens pendant le conflit armé ou le pillage du musée de Bagdad en 2003 comptent parmi les exemples les plus célèbres qui illustrent l’enlèvement illégal de biens culturels à grande échelle.
Le site syrien d’Apamea, avant (2011) et après (2012) son pillage de masse. Photo : Trafficking Culture
Vol opportuniste ou occasionnel :
Enfin, le type de vol le moins prévisible, mais toutefois courant, consiste en deux tendances à la fois similaires et très différentes : le vol opportuniste et le vol occasionnel.
Le vol occasionnel est un événement isolé et difficile à prévoir, qui peut être commis par une personne normalement considérée comme étant innocente. Présentant les mêmes caractéristiques, le vol opportuniste est aussi un crime non prémédité, qui survient d’abord de l’opportunité immédiate de prendre possession d’un objet sans risque. Les vols opportunistes représentent une part importante des vols orchestrés de l’intérieur. L’exemple d’un conservateur qui volerait un objet précieux dans la collection de son musée après vingt ans de bons et loyaux services dans l’établissement en est une parfaite illustration.
Marino Massimo de Caro, ancien directeur de la bibliothèque Girolamini à Naples, condamné pour le vol de plus de 1 000 livres appartenant à l’établissement. Photo : The Art Newspaper
Le transport
Il est difficile de dresser un plan précis du réseau de circulation internationale des objets volés, même si les autorités policières ont une idée du tracé des principaux itinéraires suivis pour le trafic. Le développement de ces réseaux se fonde en partie sur le facteur d’opportunité, qui peut être détaillé comme suit :
- La préexistence d’une voie de circulation
- La capacité à transporter l’objet avec un risque minimal de se faire prendre (cela détermine souvent le choix des pays de transit)
- La possibilité de vendre l’objet au marché noir
Il ne semble pas y avoir de moyen de transport privilégié pour le trafic illicite des biens culturels. Bien que le transport par la route ne soit pas soumis à priori à un contrôle étroit de la part des forces de l’ordre nationales, le nombre de saisies réalisées dans les aéroports et les ports montre clairement combien il est difficile de contrôler le transport d’objets culturels, en particuliers aux postes frontaliers. En toute logique, les moyens de transport et le type de véhicules diffèrent selon le type et le nombre d’objets transportés.
Destination des objets illicites
S’ils restent sur le « marché noir » (même si le concept de marché noir à cet égard n’est pas facile à définir), les biens culturels volés ou pillés peuvent finir dans les mains d’un vaste éventail d’acheteurs finaux. Dans le cas de commandes spéciales, les objets peuvent être destinés à la collection personnelle du commanditaire du vol. Toutefois, les biens sont dans la plupart des cas achetés par des collectionneurs privés qui ont une excellente connaissance du marché noir. Il arrive que des acheteurs potentiels d’objets d’origine douteuse soient également ciblés par les criminels. Manquant souvent d’expérience, ils peuvent être parfaitement inconscients des conditions légales d’acquisition d’un objet culturel.
À l’instar des personnes privées, les musées et lieux de conservation peuvent malheureusement acheter des objets culturels volés. Même si la situation a considérablement évolué au cours des dix dernières années, notamment grâce au renforcement de la législation, et à la diffusion des règles déontologiques et des normes professionnelles, il y a encore des efforts à faire pour empêcher les institutions chargées du patrimoine de participer, même involontairement, au commerce illégal d’objets culturels.
Les dernières destinations des objets d’origine douteuse sont les « acheteurs intermédiaires ». Les ventes privées, maisons de ventes aux enchères (y compris les ventes en ligne), galeries d’art et antiquaires, en ligne ou ayant pignon sur rue, sont l’endroit idéal pour acheter et vendre des objets d’origine frauduleuse. En dépit d’améliorations apportées pour contrôler le marché de l’art, le cadre juridique concernant les procédures d’acquisition reste relativement fragile ; et en l’absence de solides règles déontologiques, l’autorégulation prévaut encore dans le secteur, en particulier pour les entreprises en ligne ou de faible envergure. Dans ce contexte, des acteurs intermédiaires achètent en toute connaissance de cause des biens culturels volés et les revendent à des acheteurs sans scrupules.
Même si c’est encore une situation peu fréquente, les objets culturels peuvent aussi être volés non pas pour enrichir une collection ou être vendus, mais à des fins d’« art-knapping », pratique qui consiste à voler un bien culturel, puis demander une rançon en échange de sa restitution à son propriétaire légitime.
Bracelets en or des Daces, pillés dans la forteresse dace de Sarmisegetusa Regia. Ils ont été retrouvés sur le marché international et rendus à la Roumanie. Photo : Wikipédia
L’introduction sur le marché légal
Un grand nombre d’objets pillés ou volés quittent souvent le marché noir en étant proposés à la vente comme étant « légaux ». Mais, ils n’arrivent pas toujours aussi facilement à leur destination finale. Des années, voire des décennies peuvent s’écouler avant qu’un objet douteux n’apparaisse sur le marché « légal », ou ne termine dans une salle de musée ou dans le salon d’un collectionneur privé.
Toutefois, avant de pénétrer sur le marché légal, les objets « illicites » doivent souvent subir un ensemble d’opérations afin d’être blanchis.
La légalité de la propriété d’un objet culturel est généralement déterminée par la documentation qui l’accompagne (titre de propriété, certificat d’authenticité, historique de l’objet, certificat d’exportation). Par conséquent, la méthode la plus couramment utilisée pour effacer le passé d’un objet consiste à manipuler ou falsifier des documents, ou même à lui créer une histoire de toutes pièces.
De ce fait, lorsqu’un objet volé est vendu sur le marché légal avec des documents falsifiés, il peut être difficile de remettre en question la légalité de la propriété et réclamer sa restitution. Dans ce cas, et du fait qu’il incombe souvent au plaignant d’apporter les preuves nécessaires, le requérant doit prouver la nature illégale de la documentation qui accompagne l’objet. Il est donc crucial de documenter les objets culturels en détail pour pouvoir prouver leur propriété légale.
En l’absence de preuves tangibles suffisantes, les procureurs doivent parfois se contenter des conseils d’experts pour se forger une opinion et déterminer la légalité de la propriété. Pour les administrations publiques et organismes chargés de faire respecter la loi, le rôle et la position des experts et professionnels du secteur de l’art et du patrimoine restent une question sensible, soit parce qu’ils peuvent être directement impliqués dans la vente ou l’achat de l’objet, soit parce qu’ils peuvent utiliser leur expertise pour produire de faux documents.
L’un des principaux problèmes est que plus un objet reste sur le marché, plus il devient difficile de contester sa provenance légale. D’abord du fait de la prescription, ensuite en raison de l’accumulation des transactions et des propriétaires successifs qui confèrent une « histoire » aux objets que l’on soupçonne illicites. Tout cela rend considérablement plus difficile la remise en question de leur propriété légale.
Illustration expliquant la circulation d’argent et d’objets entre les différents acteurs du trafic. Source : Neil Brodie